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David Servan-Schreiber le dernier voyage

Avec ses livres, il a donné de l’espoir à des milliers de malades du cancer, mais une récidive a eu raison de son appétit de vivre.

 

Yeux vifs et transparents, intelligence et attention constamment à l'affût, il était l'illustration achevée du rayonnement de la tribu Servan-Schreiber. Tantôt solaire, tantôt lunaire. Avec ce je ne sais quoi de romantique tourment qui le rendait si charismatique. Du coup, on avait fini par croire à l'incroyable: sa tumeur au cerveau, David la vaincrait. Il avait le mental, il avait la méthode, celle-là même qu'il avait exposée dans ses deux best-sellers, «Guérir» et «Anticancer». Et après tout, pourquoi pas? Dix-sept ans après l'annonce fatale, il était toujours là. Alors qu'on lui avait à peine donné trois années de survie...

«Et puis c'est un Servan-Schreiber!» renchérissait tout le monde. Un homme de défis, comme tous les siens depuis l'installation en France du patriarche, Joseph, dans les années 1880. De ces inlassables pionniers, décrypteurs du réel, caisses de résonance de la modernité et inlassables trouveurs de solutions...

On rappelait aussi que, dès ses premiers pas, son père, le vibrionnant patron de presse Jean-Jacques, l'avait programmé pour le combat. En ces années 60, fort de la phénoménale réussite de son magazine «L'Express», JJSS ne jurait que par la politique. Et rêvait que sa famille soit la version française du clan Kennedy. Ne pouvant avoir d'enfant de son épouse Madeleine Chapsal, il avait divorcé pour se marier avec la jeune Sabine Becq de Fouquières, héritière d'une longue lignée aristocratique. Aussitôt, la vie sembla approuver ces ambitions dynastiques: David fut vite suivi de trois frères, Emile, Franklin et Edouard. Tous assignés à la réussite. Un jour qu'on s'extasiait devant les succès de l'aîné, leur mère rétorqua: «Il n'y a pas de ratés dans la famille. David est simplement normal.»

Mais sa grand-mère avait tôt discerné qu'il avait un petit quelque chose qui le prédestinait à autre chose que la politique: un don exceptionnel d'empathie. Il s'était manifesté dès le bac à sable. Un jour que David y avait rencontré un gamin de son âge affublé de lunettes à verres épais en raison d'une grave affection oculaire, il avait fondu en larmes... Et si l'on en faisait un médecin? s'était alors dit la grand-mère. Et, en catimini, elle avait encouragé le petit sur cette voie.

Pour y parvenir, comme pour le reste, il y fallait être premier partout. Aucun problème: c'était le cas. En dépit de sa montagne d'activités, JJSS suivait de près l'éducation de ses fils. Et par chance, sa passion, c'était d'entraîner ses fils à la reconnaissance et au contrôle de leurs émotions. Par les sports dangereux. Et à la Kennedy, une fois encore. Alpinisme, équitation, ski hors piste, il n'y va pas avec le dos de la cuillère. Dolto, connais pas. La règle de base, dans la tribu, c'est le poème de Kipling: «Tu seras un homme, mon fils». Un jour, JJSS contraint ses gamins à aller faire du surf au milieu des requins. Un autre, à slalomer entre glaciers et précipices. Tant pis s'ils chutent, pourvu qu'ils se relèvent. David, à plusieurs reprises, se blesse gravement. Mais se relève à chaque fois. Entre rires et larmes, et toujours cornaqué par son père, il apprend ainsi que le pire ennemi, face au danger, c'est la peur. Et que la seconde règle de survie, c'est de former un groupe et de rester soudés par la niaque et le dépassement de soi.

La carrière politique de JJSS sera un bide de première mais il réussira sa famille: les quatre frères, malgré la diversité de leurs talents et de leurs caractères, formeront bloc à jamais. Est-ce dans cette puissante fraternité ou grâce à sa vigilante grand-mère que David, juste après son bac - il a tout juste 17 ans - trouve la force d'imposer à JJSS son choix de la médecine? On n'en sait rien. Pour autant, dès son arrivée à la fac, il ne renie pas son père, loin de là. En cette fin des années 70, son géniteur vient de prophétiser la phénoménale expansion de l'ordinateur personnel. En France, personne ou presque n'en soupçonne la portée ni même l'existence. Convaincu avant l'heure, David tente l'impossible: introduire la micro-informatique balbutiante dans le service hospitalier où il fait ses premières armes. Et réussit... Mais après la vente de «L'Express», JJSS a englouti sa fortune dans des campagnes électorales désastreuses. Quasiment ruiné, il décide d'aller s'installer aux USA. Loin d'en profiter pour s'affranchir de ce père si incorrigible que Chirac l'a surnommé «le turlupin», David le suit. La tribu avant tout. Dans les années 80, on retrouve donc le père et le fils côte à côte dans la même université de Pittsburgh, en Pennsylvanie. Jean-Jacques y enseigne la réflexion stratégique. David, lui, y découvre l'univers des neurosciences. Sur ce campus où les intelligences sont en ébullition permanente et les discussions avec des prix Nobel, de l'ordre de la banalité, il trouve très vite sa voie: il sera chercheur. Sa passion, c'est le fonctionnement du cerveau. Et comme par hasard, l'intelligence émotionnelle. Ce sera le sujet de sa thèse. Diplômes et publications prestigieuses, communications brillantissimes, il collectionne tous les succès. Au prix de nuits ultracourtes et de repas constamment pris sur le pouce: «Tous les jours, confessera-t-il ensuite, je mangeais du bœuf haché et un bagel arrosé d'un Coca, que j'engloutissais dans l'ascenseur.» Pas moyen de se défaire du culte de la performance et de la perfection hérité de son père. Même au milieu des mourants bardés de perfusions...

Un test qu'il réalise sur lui-même révèle sa tumeur. Il a 31 ans

Ces êtres au bord du gouffre, pour autant, David sait comme personne les accompagner vers la fin. Convaincu cependant, comme tant de jeunes médecins, qu'il restera à jamais dans ce qu'il nommera plus tard le «club des vivants». Mais tout de même, de temps à autre, la sensation de l'inachevé le saisit. Et de la vanité des choses. Toutes ces femmes qu'il n'arrive pas à garder. Non plus qu'à quitter. D'où ses missions humanitaires au Tadjikistan, en Inde ou ailleurs. Pour les fuir, pour se fuir? Il ne sait. Et en tout cas, là-bas, sans le vouloir, il se retrouve à chaque fois confronté à d'autres façons de manger, de se soigner, de communiquer, de mourir, et tout simplement de vivre. Interrogations et doutes: et si l'empathie extraordinaire des chamans et des moines tibétains expliquait certaines de leurs spectaculaires guérisons? Si la méditation, la lenteur, le silence potentialisaient l'effet des molécules médicamenteuses? Et qu'en est-il des bienfaits des plantes? De la marche, du sport? Mais à chaque fois, retour aux USA. Au campus, à l'hôpital, à la vitesse, à l'inévitable culte occidental de la performance et de la perfection, qui finit si souvent en perfusions...

Jusqu'à ce jour de 1993, où, au cours d'une expérience dans son propre laboratoire de recherche, c'est sur lui, David, que tombe la foudre. Un test qu'il réalise sur lui-même lui révèle qu'il est atteint d'une tumeur au cerveau. Ironie cruelle du destin. Il a 31 ans.

Atterrissage d'une violence inouïe. Le brillantissime médecin, en quelques instants, se retrouve dans la peau misérable du patient. Et pas moyen de se voiler la face: de cette maladie, il sait tout, puisque c'est sa spécialité... C'est là qu'après un bref moment où il s'avoue «sonné», la culture Servan-Schreiber le sauve. Le réflexe du courage, du défi, de la recherche pragmatique de solutions. Tout en se soumettant au parcours du combattant du cancéreux, il compulse pendant des mois les résultats des dernières recherches scientifiques. Et finit par conclure que 40% des cancers sont imputables au mode de vie.

On lui donne au maximum trois ans. Qu'importe, il décide de tout changer de son quotidien. Alimentation saine, exercice physique régulier, méditation, oméga 3. Trois, quatre, six années passent et il est encore là. Malgré tout, en l'an 2000, récidive. Qu'importe encore, il repart au combat. Cette fois, en plus d'une opération, il subit une chimio. Nouvelle victoire. La tribu, comme les médecins, n'en revient pas. Puis une idée germe chez son oncle Jean-Louis, fondateur du magazine «Psychologies»: et si David mettait sa méthode en mots? Son neveu s'y attelle sans trop y croire. Mais dès leur publication, ses deux livres «Guérir» en 2003, puis en 2006, «Anticancer», pulvérisent dans le monde entier les records de vente.

Au plus haut de ce triomphe, cependant, nouvelle grimace du destin: son père se révèle atteint d'Alzheimer. Une fois encore, le malheur a frappé au cerveau. Mais comme d'habitude, pas question de se laisser broyer par l'ironie du destin. Avec tous les Servan-Schreiber, David organise une présentation de «Guérir» à Paris, à la Mutualité. Et à la fin, récite à son père, face à un public subjugué, une adaptation du poème de Kipling: «Tu as été un homme, mon père». Puis fond en larmes. Jean-Jacques sourit, semble comprendre. Une fois encore, la force de l'empathie...

Et une fois de plus, retour au combat - son combat. Chaque jour, il applique la méthode exposée dans son livre, méditation du matin, oméga 3, exerices physiques, alimentation pauvre en graisses animales... Sauf sur un point, la modération de l'hyperactivité. Conférences, symposiums, rencontres avec les lecteurs, création d'une société qui commercialise les fameux oméga 3, enfin réponses aux attaques de certains de ses confrères: DSS, comme on l'appelle désormais, se dépense comme dix, accumule voyages et décalages horaires. Alors même que quelque chose d'obscur lui souffle qu'à force, un jour, viendra le «Big One», la récidive fatale...

Elle frappe au printemps 2010, lors d'un examen de routine. Aussitôt, retour au front des opérations et de la chimio. David croit tout en connaître mais découvre, sidéré, qu'il y a toujours pire que le pire. Gwenaëlle, sa femme, qui s'aperçoit à peu près en même temps qu'elle est enceinte. L'ami Bernard Giraudeau, fervent défenseur de sa méthode, qui s'éteint. Les traitements expérimentaux angoissants. Les montagnes russes de l'espoir et du désespoir. Les nuits solitaires où il s'interroge à perte de vue sur la validité de ses thèses. Les vieux copains qui mettent les pieds dans le plat, tel Régis Debray: «Alors, ça ne marche pas, vos fraises et vos brocolis?» Les enfants si jeunes - Sacha, 16 ans, Charlie, 2 ans - qu'il faut préparer en douceur à l'inéluctable. La naissance, entre joie et larmes, de la petite Anna. Les dispositions juridiques qu'on est bien obligé de prendre. La tentation de Lourdes, comme tout le monde. Et les ombres qui ne cessent plus de s'épaissir au fond de cette vallée de souffrances.

Mais toujours, têtu, le défi. Sous la forme d'un dernier livre, «On peut se dire au revoir plusieurs fois», que David, durant tout le printemps 2011, dicte à mi-voix - ses cordes vocales sont atteintes - puis dans un chuchotis. Un récit qui, de simple chronique d'un départ annoncé, se mue au fil des pages en message d'espoir et acceptation tranquille de la fin. Toujours tourné vers les autres, dans l'empathie, une limpide et radieuse leçon de vie.

Enfin les derniers jours, dans l'été des terres de la tribu, à Veulettes-sur-Mer, en Normandie. La maison bourrée de souvenirs. Les frères, les cousins, la mère, les tantes qui se relaient à son chevet. Quand le temps est beau, David se fait installer sur une chaise longue au soleil, contemple la nature, se laisse gagner par la beauté des choses. Le vent, parfois, caresse ses traits et il se chuchote les mêmes mots: ceux d'un soldat américain à sa femme, au moment de partir à la guerre et, sans doute, à la mort: «Chaque fois que tu sentiras la brise sur ton visage, songe que ce sera moi qui serai venu t'embrasser.» Puis, un soir, les deux faces de la condition humaine, vie et mort, se rejoignent. Solaire et lunaire, alors, comme il le fut toujours, il s'en va en douceur rejoindre l'esprit du vent.

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